mardi 28 avril 2020

EPISODE 16 ENTRE HYPNOSE ET FLÈCHE D'ÉROS

Résumé des épisodes précédents : la tournée de la CGF a commencé,  le premier concert  du nouveau monde a eu lieu et la chorale a renoué avec le succès. 


27 avril 20h04


Épisode 16

Le dîner fut léger, un maigre potage suivi d’une tarte légère, car il fallait répéter le Canon du carton pour le concert du lendemain.

Avant le départ, Gisemonde avait fouillé dans le fameux carton et avait, en effet, trouvé plusieurs rouleaux, de la largeur d’une portée mais semblant assez longs. Elle les avait laissés ainsi pour les porter intacts au chef. Déroulés, une très longue bande de papier étalait une mélodie qui semblait infinie mais assez simple et dans un style répétitif. C’était sans doute la fameuse teneur dont parlait le manuscrit.


Une teneur est, dans le langage scientifique, un mélange d’isotopes définissant la matière d’un corps, mais, en musique polyphonique, c’est la voix qui tient le motif principal autour de laquelle s’ordonnent toutes les autres voix. Ainsi, pour notre canon, le chef expliqua que la phrase enroulée était cette teneur, le texte important, autant que peut l’être pareil psaume, et que le canon devait tourner autour de cet axe, soutenu par la basse obstinée.

Ensuite, dés que la table fut entièrement débarrassée, les voyageurs, pendant que le bus roulait, montèrent tous à l’étage par le petit escalier décoré de coquillages bretons qui tournicotait jusqu’à l’impériale *.


Les chaises étaient déjà installées, chacune avec une petite plaque de cuivre mentionnant le nom du chanteur.  Un autre piano, droit celui-ci, avec de beaux candélabres, sur des roulettes finement huilées mais avec un système de blocage efficace pour lui éviter de traverser toute la pièce lors d’un virage trop brusque, se trouvait à côté du pupitre du chef. Aïda prit place sur son tabouret à bascule, capable de s’orienter avec un système de pendule, un peu comme les trains suisses, selon que la musique est plus grave ou plus aigüe. Ainsi, l’effort est moindre et le jeu plus aisé.

Tout le monde était en place et la machine à faire des vocalises fut mise en route. C’est un appareil extrêmement pratique qui analyse chaque larynx en temps réel. Par un processus d’échos électrologiques, il reçoit les ondes vibratiles des cordes et renvoie par signal wifi la correction à apporter. Ainsi, les sopranos peuvent monter jusqu’au do aigu sans problème, les alti faire des fortissimi à décorner les escargots, les ténors chanter aussi bien que d’habitude et les basses moins bavarder pendant les exercices qu’ils considèrent à juste titre pas très utiles. Dix minutes de vocalises avec cette machine équivalent à trente minutes avec un spécialiste et 67 minutes avec le chef qui lui, n’ayant pas fait d’études en matière de d’otorinolaryngologie, s’intéresse davantage à la musique qu’à l’anatomie, plus à la poésie qu’à l’odontostomatologie **.

Ceci fait, l’étude du Canon du carton commença. Aïda joua la basse obstinée plusieurs fois, ré, do si bémol, la, ré, do etc…

Jouer cela, c‘est un peu comme faire une tranchée autour de la maison que l’on veut construire. Pour pareille musique, les fondations sont essentielles. Elles doivent être solides, il est nécessaire de s’en imprégner à fond. Répéter ces quatre notes, c’est  bâtir une hypnose indispensable pour que le Canon s’élève.

A ce propos, le chef invita à l’écoute de la Passacaille d’Armide, de Jean-Baptiste Lully. On entend parfaitement au début les quatre notes descendantes qui, il est vrai, vont un peu disparaître pour complexifier l’ensemble mais reviendront souvent. Il sera bon d’en faire une écoute collective demain, ajouta-t’il. C’est une musique absolument sublime, le mot est faible, et, dans un embouteillage, par exemple, elle dissipe sans soucis les attentes et les fureurs.

Lully, Armide, passacaille.
Les Arts Florissants, William Christie

Les basses, après la vingt sixième répétition des quatre notes ajoutèrent leur virilité aux basses du piano. C’est alors que l’on sentit le tournoiement prendre figure, un peu comme la mayonnaise quand on se dit, « Ça y est, elle se fige, s’aère et s’envole… »

Les sopranos ajoutèrent le velouté de leur cristal sonore et chantèrent douze fois la mélodie, En chantant ce canon Enchanté en ré mineur etc., qui se mêla merveilleusement à la ligne des basses et du piano… Puis s’ajoutèrent les alti… L’enchantement était à son comble… On pensait ne pas faire plus beau, c'était sans compter sur les ténors dont le velours apporta le liant, le luxe et le brillant.

Ensuite on ajouta la teneur qui se répartit de façons fort savantes aux différents pupitres. On eut dit les grandes eaux de Versailles, Le Taj Mahal, le départ de la fusée Ariane, la dernière partie d’une éclipse où l’astre réapparaît dans un nuage de rositude exacerbée, avec des petits anges qui galopent tout autour, des guirlandes de roses et un feu d’artifice en palmiers de feu follets, en crépitements astraux, en bouquets multicolores, explosant en harmonies célestes et divines. La flèche d’Eros avait atteint sa cible, les frissons galopaient sur les épidermes.

Dès la fin, chacun resta muet pendant au moins dix kilomètres, avant d’aller rejoindre son siège dont les lits avaient été changés, cette fois-ci avec des draps de lin en liberty d’un camaïeu de rose pour les dames et de bleu pour les messieurs.

La nuit fut immense et virginale.




E.P.

À suivre...



Notes de B : 

* Le chef aime bien les produits de la mer. Voir concert du 31 mars.

** prévention, diagnostic et traitement des maladies et anomalies de la bouche et des dents.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire