jeudi 30 avril 2020

FEUILLETON 19 LA GLOIRE

Résumé des épisodes précédents : le festival de Canons de Kroszztrosssjkl  bat son plein, le concert de la CGF est sur le point de commencer. Chacun est à sa place.


30/04/2020 19h36

Épisode 19

En communion avec le reste de l’univers, Aïda joua le Ré de sa seule main gauche, quatre temps qui auraient suffi à ce que la lune tourne autour de la terre. Vint le Do. Tout de suite, il emmena dans une autre galaxie, puis le Si qui n’oublia pas d’être bémol, Aïda connaissait son affaire, enfin le La, qui semblait être la fin mais qui n’était que le rebond d’un commencement. Une seconde fois les quatre notes résonnèrent. Le public fut un peu surpris, comme par toutes les grandes œuvres la première fois qu’elles sont jouées, mais à la quarante deuxième reprise, il était « dedans », comme on dit populairement. A la soixante cinquième, il était en élévation, Aïda en osmose avec le chef et le chœur plus que jamais prêt à entrer dans le jeu. C’est à la quatre vingt septième fois que les basses commencèrent leur litanie - 87 c’est 27 fois 3 plus 12 divisé par 2, chacun aura noté le symbolisme cher à l’auteur – Et là ce fut l’extase, le public fit un oh ! d’admiration parfaitement dans le ton…



Quinze minutes plus tard, les sopranos entraient dans la partie, susurrant plus que le chantant « En chantant ce canon… », doucement soutenues par la main droite d’Aïda, puis les altis et enfin les ténors. 

Le concert avait commencé à 20 h 30, très précises à cause de la retransmission en mondovision, et à 21 h 26 le canon fut chanté à trois voix plus la basse pour la première fois. Il tourna ainsi pendant vingt quatre minutes (le cycle des saisons sur quatre années, quatre étant le nombre de voix de la partition). La première teneur arriva à 21 h 50 et la seconde à 22 h 10. Commença alors le temps de la déconstruction, le chemin inverse en quelque sorte, si bien que le dernier La, joué seul par Aïda, légèrement pointdorguisé, coïncida exactement avec les 23 h 50 que sonnèrent les cloches du clocher de Saint-Kroztsyysraqcwpal.

A 23 h 51, le triomphe fut total et sans réserve, saluts, rentrées en coulisse, retours sur scène, mais, bien évidemment, pas de bis, cela n’aurait pas eu de sens. Les fleurs pleuvaient sur la scène et ce n’est que le lendemain, à minuit vingt sept que les artistes purent se changer et profiter du buffet qui avait été installé dans le jardin à la krorzsqicq de l’opéra municiporoyal.

Là, ce ne furent qu’embrassades, coupes de champagne, félicitations, petits fours, congratulations, remerciements des autorités muniroyales, remise du chèque par le directeur à Alphonsine, remerciements et salutations fort distinguées.

🍾 🥂 🍹

La troupe sortit par l’entrée des artistes sous les flashes de la presse internationale, répondit aux nombreuses demandes d’autographes et revint à l’autobus pour une nuit qui s’annonçait délicieuse. La présidente à la conscience exacte fit l’appel et resta perplexe. Elle refit un tour dans l’autobus, recompta, renomma, et, sûre de son fait, constata qu’il y avait deux absents, Léonide et Melchior…

Sans inquiétude, ils étaient grands, elle laissa au dehors du car une petite notice explicative afin de trouver le bouton rouge qui permettrait de faire pschiiiittt et d’ouvrir la porte. Elle enfila ensuite sa chemise de nuit brodée de petits coquillages ramassés par ses enfants sur la plage de Plouf sur Vagues * et s’endormit, oubliant bien vite les deux retardataires qui ne manqueraient pas de venir se coucher très bientôt...

😪😴💤
🌘

E.P.

À  suivre...



Note de B : * Depuis le 31 mars on aura remarqué que la référence aux organismes issus de la mer gagne du terrain.




EPISODE 18 LA GENÈSE D'UN MERVEILLEUX UNIVERS MUSICAL

Résumé des épisodes précédents : la CGF est arrivée dans une ville au nom imprononçable pour participer à un festival de Canons.
Tout s'est bien passé : accueil, petit-dejeuner, shopping... Tout sauf la répétition.


29/04/2020 19h18

Épisode 18

 Dans les coulisses, les bavardages fleurissaient comme pissenlits au printemps. Une certaine fébrilité animait les artistes.

- Tu as vu comme nous avons été nuls ce matin ?

- Ne t’inquiète pas, c’est chaque fois la même chose…

- Oui mais tout de même, louper toutes les entrées du Canon… Je ne vois pas comment nous allons faire devant le public…

- Laisse-toi aller, respire et abandonne-toi à ton savoir, il ira se nicher à la juste place…

- ?!?!?

Les boîtes à maquillage claquaient, pinceaux et poudres apportaient un parfum de fourmilière à l’ardente beauté et les bombes de laque causaient un épais brouillard. Pourvu qu’il ne déclenche pas le signal d’alarme incendie, tant de fumée.

Les hommes repassaient leurs nœuds papillons et les robes des dames, toutes plus belles les unes que les autres (les robes comme les dames), illuminaient les couloirs de l’opéra municiporoyal.
Le chœur se trouvait maintenant côté jardin, prêt à rentrer sur scène. Il pouvait entendre le brouhaha de la salle, 11 786 personnes, paraît-il, plus une place de libre.

Isaure se promenait avec sa boîte de pastilles « Voixd’Diva » et en offrait à qui en voulait.

Enfin, les lumières baissèrent et le directeur du festival entra sur scène, accompagné de la Présidente à la robe de princesse australe et de la traductrice. Ils n’eurent pas besoin de micro, tant l‘acoustique était parfaite. Ils dirent de gentils mots et lorsque le directeur prononça la phrase « kroshettdf krodferrsoej krtosfersvgh krotarsd kroshshste », qu’il n’est plus besoin de traduire maintenant, une clameur admirative monta du parterre, des baignoires, des loges de face et de côté, du poulailler et du paradis. Le public était déjà conquis, la réputation de la CGF n’étant plus à faire… Il fallait maintenant être à la hauteur de la situation. 

👏👏👏 Sous les applaudissements, le chœur entra en file parfaitement ordonnée. Or, il manquait Eusèbe, heureusement rangé d’ordinaire dans les dernières basses. Ce fut la panique.

Eusèbe n'est pas là ! cria Gontran. Et la rumeur monta jusqu'aux premières sopranos. Chacun comprit la catastrophe et se mit en peine de ralentir le pas pour gagner du temps. Les femmes étaient presque toutes en place, puis la moitié des ténors, et toujours pas d'Eusèbe. Entra au pas d'escargot la première des basses... et l'incontinent n'était toujours pas arrivé. Car, et c'est ce qui tout de même rassura le choeur, Eusèbe avait cette fâcheuse habitude de fréquenter l'endroit dans des moments... Je ne dirai pas... peu propices... Mais peu adaptés à la situation.


Heureusement, Eusèbe arriva, un pan de chemise qui dépassait de sa veste, aussitôt remis en place par Sébastopaul qui connaissait l’oiseau ( Je veux dire…le personnage )… Tous les choristes étaient maintenant en place et, lorsque cessèrent les applaudissements, Aïda, altière, entra en scène, suivie du chef. Les applaudissements reprirent de plus belle et ne cessèrent que lorsque la pianiste fut assise, après les saluts, sur le tabouret aux parures bleu nuit et que le chef eut terminé son petit voyage en ascenseur pour monter sur son podium. 

Un grand silence envahit le théâtre, d’une pesante légèreté, aussi paisible que l’air purifié après l’orage d’été. Le chef inspira une fois qui ne fut pas comme la précédente. Le chœur comprit que tout allait commencer. Le chef leva lentement la main droite, à peine, car son inflexion venait davantage de son âme intérieure que de toute autre indication matérielle. Aïda et les choristes étaient étoiles devant l’astre solaire. L’univers allait se créer, là, devant 11 786 spectateurs ébahis, emplis de désirs, impatients, déjà heureux mais encore sans connaissance de ce qui allait, pour eux et pour les artistes, se passer d’incroyable et d’exceptionnel.



La main monta légèrement plus haut, le souffle prit davantage encore la part d’esprit qui régnait dans l’hémicycle, et quand elle fut arrivée au point crucial et qu’elle envisagea de redescendre avec l’impulsion des grandes choses qui se préparent, Aïda comprit que c’était à son tour de régner sur l’entier du cosmos…




E.P.

A suivre...

mercredi 29 avril 2020

EPISODE 17 krodferrsoej krtosfersvgh kroshshste krotarsd

Résumé des épisodes précédents : la CGF est partie en tournée et a étudié à fond le Canon du carton dont tous les morceaux ont enfin été réunis. 


28/04/2020 19h41

Épisode 17

Vers six heures trente, après cette nuit paradisiaque et au moins deux cent vingt six litres de gaz-oil consommés, l’autobus arriva dans la ville de Kroszztrosssjkl, charmante bourgade fortifiée dont le festival de Canons est le plus réputé au monde.


De toute la planète venaient les plus grands spécialistes du canon. Cent quarante deux concerts composaient la programmation de cette 678ème édition, encore plus ancienne que le marché aux plantes * de Lisieux. Quelle chance pour la CGF d’avoir été invitée à pareille manifestation !

De leurs yeux à peines ouverts, les choristes purent apercevoir au travers des vitres de gigantesques affiches avec ces merveilleuses mentions, en lettres d’au moins vingt centimètres de haut, majuscules dorées :


Chorale des Gazouillis Farfelus - Le Canon du Carton 

Les journaux locaux, apportés avec le petit-déjeuner, thé, café, chocolat, tisanes, pains, brioches, saucisses, œufs, confitures, miel, croissants etc. mentionnaient ce concert et ne manquaient pas de noter la fierté des édiles locales à recevoir pareille formation pour un canon qui risquait, d’après les critiques locaux, de remporter la palme du plus beau canon de l’année.


La Présidente aux doigts de fée rougissait à la lecture de tous ces articles, tout en faisant attention de ne pas abuser des petits roulés à la sauce au sucre kroszztrosque, spécialité de la ville de Kroszztrosssjkl. Evidemment, ne connaissant pas la langue locale, le krozrtyysdusl, elle se faisait traduire par le chauffeur qui savait se servir de la machine à traduire, incorporée au tableau de bord du véhicule.

Le petit-déjeuner pris, avant d’aller à l’opéra municiporoyal de Kroszztrosssjkl pour une répétition, chacun eut droit à une heure de temps libre, afin de visiter les boutiques locales et rapporter quelques souvenirs aux amis lexoviens. La spécialité locale, c’est le Kroszztropuhkztlqwi dans une boule de neige. On en trouve des minuscules mais aussi des énormes qui firent la joie de nos choristes, avec des neiges multicolores ou simplement blanches, comme au Mont-Saint-Michel. Anagaëlle préféra acheter de grandes écharpes tissées en kroszztruc mercerisé. C’est une sorte de soie que produisent les krorzsqicq, toutes petites araignées que l’on ne trouve que dans les montagnes de Kroszztrosssjkl, nulle part ailleurs dans le monde.





















Enfin, tous se retrouvèrent à l’opéra municiporoyal. De grandes marches montaient en dos d’âne jusqu’à un portique à l’antique soutenu par d’immenses colonnes corinthiennes où était écrit en krozrtyysdusl sur un panneau magnifiquement peint  

krodferrsoej krtosfersvgh krotarsd kroshshste 

ce  qui  voulait dire  "Bienvenue à la Chorale des Gazouillis Farfelus". Après avoir admiré cette architecture grandiose, emplis de fierté, les choristes firent le tour du bâtiment et entrèrent par l’entrée des artistes. Chacun avait sa loge où il put déposer sa tenue de concert, sa boîte à maquillage et son nécessaire à lustrer barbes et moustaches pour les hommes. **

Le plateau était immense, avec de grands rideaux rouges. On pouvait voir la salle, au moins dix mille places, sièges de taffetas et d’organdi avec des motifs champêtres et, dans un blason, le krorzsqicq, emblème de la ville. Le piano était déjà installé, il faisait au moins quatre mètres douze de long. Aïda, éblouie, s’y installa et, quoiqu’elle ait la plus belle maison de Lisieux, déclara : « Il ne tiendrait jamais dans mon salon ! ». Mais l’important était qu’il possède au moins ces quatre notes, ré, do, si bémol et la.

Le chef disposait d’une magnifique estrade de chef à laquelle on pouvait accéder par un petit ascenseur, et un pupitre en fer forgé exactement réglé à sa taille. Il y déposa la partition du Canon du Carton. Les choristes, installés sur des estrades taillées à leurs mesures exactes, voyaient parfaitement Aïda et le chef, et purent remarquer une acoustique exceptionnelle, offrant à la fois clarté, netteté et petite résonnance idoine.


La répétition se passa fort mal, comme toute les générales. La Présidente aux pieds d’airain dut même se fâcher tant les basses et les altis se dissipaient. Pour ce qui étaient des fausses notes, le chef prit sa part de colère à tel point qu’il interrompit la répétition en disant « Nous sommes prêts… » , ce qui voulait tout dire. 

La journée continua dans les rues et les bistrots locaux où, à deux mètres les uns des autres, l’on put déguster des krosgdtklx et des kroshzzazai, les spécialités locales. Enfin, vers dix-huit heures, il était temps de se préparer pour le concert du soir.




E.P.

A suivre…



Notes de B :

 *  l'auteur veut sans doute parler de la Foire aux arbres et aux plantes.

** On ignore ce qu'il en est des légendaires sourcils du Chef.

mardi 28 avril 2020

EPISODE 16 ENTRE HYPNOSE ET FLÈCHE D'ÉROS

Résumé des épisodes précédents : la tournée de la CGF a commencé,  le premier concert  du nouveau monde a eu lieu et la chorale a renoué avec le succès. 


27 avril 20h04


Épisode 16

Le dîner fut léger, un maigre potage suivi d’une tarte légère, car il fallait répéter le Canon du carton pour le concert du lendemain.

Avant le départ, Gisemonde avait fouillé dans le fameux carton et avait, en effet, trouvé plusieurs rouleaux, de la largeur d’une portée mais semblant assez longs. Elle les avait laissés ainsi pour les porter intacts au chef. Déroulés, une très longue bande de papier étalait une mélodie qui semblait infinie mais assez simple et dans un style répétitif. C’était sans doute la fameuse teneur dont parlait le manuscrit.


Une teneur est, dans le langage scientifique, un mélange d’isotopes définissant la matière d’un corps, mais, en musique polyphonique, c’est la voix qui tient le motif principal autour de laquelle s’ordonnent toutes les autres voix. Ainsi, pour notre canon, le chef expliqua que la phrase enroulée était cette teneur, le texte important, autant que peut l’être pareil psaume, et que le canon devait tourner autour de cet axe, soutenu par la basse obstinée.

Ensuite, dés que la table fut entièrement débarrassée, les voyageurs, pendant que le bus roulait, montèrent tous à l’étage par le petit escalier décoré de coquillages bretons qui tournicotait jusqu’à l’impériale *.


Les chaises étaient déjà installées, chacune avec une petite plaque de cuivre mentionnant le nom du chanteur.  Un autre piano, droit celui-ci, avec de beaux candélabres, sur des roulettes finement huilées mais avec un système de blocage efficace pour lui éviter de traverser toute la pièce lors d’un virage trop brusque, se trouvait à côté du pupitre du chef. Aïda prit place sur son tabouret à bascule, capable de s’orienter avec un système de pendule, un peu comme les trains suisses, selon que la musique est plus grave ou plus aigüe. Ainsi, l’effort est moindre et le jeu plus aisé.

Tout le monde était en place et la machine à faire des vocalises fut mise en route. C’est un appareil extrêmement pratique qui analyse chaque larynx en temps réel. Par un processus d’échos électrologiques, il reçoit les ondes vibratiles des cordes et renvoie par signal wifi la correction à apporter. Ainsi, les sopranos peuvent monter jusqu’au do aigu sans problème, les alti faire des fortissimi à décorner les escargots, les ténors chanter aussi bien que d’habitude et les basses moins bavarder pendant les exercices qu’ils considèrent à juste titre pas très utiles. Dix minutes de vocalises avec cette machine équivalent à trente minutes avec un spécialiste et 67 minutes avec le chef qui lui, n’ayant pas fait d’études en matière de d’otorinolaryngologie, s’intéresse davantage à la musique qu’à l’anatomie, plus à la poésie qu’à l’odontostomatologie **.

Ceci fait, l’étude du Canon du carton commença. Aïda joua la basse obstinée plusieurs fois, ré, do si bémol, la, ré, do etc…

Jouer cela, c‘est un peu comme faire une tranchée autour de la maison que l’on veut construire. Pour pareille musique, les fondations sont essentielles. Elles doivent être solides, il est nécessaire de s’en imprégner à fond. Répéter ces quatre notes, c’est  bâtir une hypnose indispensable pour que le Canon s’élève.

A ce propos, le chef invita à l’écoute de la Passacaille d’Armide, de Jean-Baptiste Lully. On entend parfaitement au début les quatre notes descendantes qui, il est vrai, vont un peu disparaître pour complexifier l’ensemble mais reviendront souvent. Il sera bon d’en faire une écoute collective demain, ajouta-t’il. C’est une musique absolument sublime, le mot est faible, et, dans un embouteillage, par exemple, elle dissipe sans soucis les attentes et les fureurs.

Lully, Armide, passacaille.
Les Arts Florissants, William Christie

Les basses, après la vingt sixième répétition des quatre notes ajoutèrent leur virilité aux basses du piano. C’est alors que l’on sentit le tournoiement prendre figure, un peu comme la mayonnaise quand on se dit, « Ça y est, elle se fige, s’aère et s’envole… »

Les sopranos ajoutèrent le velouté de leur cristal sonore et chantèrent douze fois la mélodie, En chantant ce canon Enchanté en ré mineur etc., qui se mêla merveilleusement à la ligne des basses et du piano… Puis s’ajoutèrent les alti… L’enchantement était à son comble… On pensait ne pas faire plus beau, c'était sans compter sur les ténors dont le velours apporta le liant, le luxe et le brillant.

Ensuite on ajouta la teneur qui se répartit de façons fort savantes aux différents pupitres. On eut dit les grandes eaux de Versailles, Le Taj Mahal, le départ de la fusée Ariane, la dernière partie d’une éclipse où l’astre réapparaît dans un nuage de rositude exacerbée, avec des petits anges qui galopent tout autour, des guirlandes de roses et un feu d’artifice en palmiers de feu follets, en crépitements astraux, en bouquets multicolores, explosant en harmonies célestes et divines. La flèche d’Eros avait atteint sa cible, les frissons galopaient sur les épidermes.

Dès la fin, chacun resta muet pendant au moins dix kilomètres, avant d’aller rejoindre son siège dont les lits avaient été changés, cette fois-ci avec des draps de lin en liberty d’un camaïeu de rose pour les dames et de bleu pour les messieurs.

La nuit fut immense et virginale.




E.P.

À suivre...



Notes de B : 

* Le chef aime bien les produits de la mer. Voir concert du 31 mars.

** prévention, diagnostic et traitement des maladies et anomalies de la bouche et des dents.


lundi 27 avril 2020

EPISODE 15 DISTRIBUTION DE BISOUS DANS L'ARCHE DE NOÉ

Résumé des épisodes précédents : les choristes de la CGF sont partis en tournée dans un autocar de luxe.



26/04/2020 19h34

Épisode 15

L’autobus roulait dans le sombre de la nuit, paisiblement, en silence et sans brusquerie tant la suspension était douce. Tel une étoile filante, il traversait les paysages nocturnes, champs, forêts, vallées et collines, avec une aisance et une souplesse infinies. La lune clignait de ses yeux facétieux dans le grand ciel étoilé, Vénus chantait une chanson d’amour, Jupiter battait la mesure, Pluton grondait une basse obstinée, la voix lactée scintillait avec malice et les cosmonautes qui tournaient autour de la terre depuis six mois saluèrent de la main l’autobus écarlate. Depuis l’espace, il semblait une fusée filante, aussi rapide qu’une astéroïde, satellite au raz du sol qui semblait prêt à faire cent fois le tour de la terre.



A l’intérieur de l’engin, les rêves les plus fous animaient les esprits des dormeurs. Claudette chantait à l’opéra le rôle de Tosca, Isidore jouait à lui seul toutes les parties solistes du Requiem, Valentin préparait des crêpes pour Suzette, Domitille comprenait enfin comment fonctionnait une fugue, Valentine mangeait toutes les crêpes de Valentin. Ce qui fit que Suzette fit un cauchemar et, tout à coup, alors que l’on passait sur un viaduc, elle se mit à crier « Mes crêpes, je veux mes crêpes ! ». Mais personne ne l’entendit et la nuit reprit sa fluidité reposante.

Le chauffeur se racontait des histoires à dormir assis et pouvait ainsi conduire en toute sécurité. Il ne dépassait jamais la vitesse allegro, réduisant jusqu’à largo quand il passait au travers d’un village.

Enfin, l’aurore aux doigts de rose montra sa clarté, les yeux un à un s’ouvrirent et découvrirent le nouveau paysage qui ne ressemblait en rien au Pays-d’Auge qu’ils avaient laissé la veille. Vers dix heures, de grandes étendues de sable s’étendaient jusqu’à l’horizon, parfois traversées par des colonnes de chameaux et dromadaires, vers onze heures on pouvait apercevoir la banquise avec un ballet de pingouins répétant le Lac des Cygnes et à midi, une forêt de bouleaux laissait apercevoir, de temps en temps, des bulbes dorés.

Le repas fut servi, aussi bon que la veille et à quatorze heures, ainsi que la feuille de route le précisait, l’autobus s’arrêta sur une aire aussi belle qu’un jardin anglais. Il était l’heure du premier concert, un concert de joie, de libération.

Les choristes sortirent de l’autocar, prirent dans leurs valises les beaux habits de concert et, dans une grande tente aménagée avec soixante loges individuelles, se préparèrent, habillage, coiffage, maquillage et vocalises.

Le régisseur sortit le piano par une petite rampe aménagée avec un moteur qui ne demandait aucun effort, Vladimir l’accorda, on ouvrit l’aile pour que le son aille au loin et Aïda se mit au clavier.

Il fallut attendre que le public soit au complet, perroquets, loutres, libellules, éperviers, faisans, crocodiles, fourmis, girafes, araignées, musaraignes, pandas… enfin, tout ce que la contrée contenait de mélomanes avertis.



Ce premier concert eut pour thème le bisou, qui avait tant manqué ces dernières années. 😚  L’on chanta d’abord le Cantique de Jean Brasse :

             Bise égale au Très-Haut  💋

            Notre unique espérance

            Joue éternelle etc.

Vint ensuite l’Ave bisum corpus puis la Messe des Lèvres 👄 et enfin Mille baisers, œuvre si célèbre de Josquin des Prés.

Le public fut ravi, exigea douze rappels et réclama vingt six bis. Aïda dut même rejouer, tant cela avait été apprécié, les fameux Trois Morceaux en forme de bisous.

Après cela il y eut une petite garden-party anglaise, avec des cakes anglais, des sandouiches anglais, des petits-fours anglais et du thé chinois. Le régisseur, en appuyant sur le bouton, actionna le moteur qui remonta le piano, chacun remit sa tenue de ville, reprit sa place dans l’autobus et, après le Pschiiiiittt qui ferma la porte, l’autobus reprit sa route sous les saluts bienveillants du public enthousiaste…


E.P.

A suivre…

dimanche 26 avril 2020

EPISODE 14 LES VIP

Résumé des épisodes précédents : le Chef a expliqué avec moult détails le "Kyrie" du bidule. Il a enfin précisé le Projet : une tournée de la CGF en car de luxe.


25/04/2020 20h35

Épisode 14

A l’heure dite, tous les choristes et le chef étaient prêts. L’autobus, rutilant, éclatait d’un rouge vif surligné de bleu outremer avec un petit liseré jaune. Il semblait tout neuf, avec des grosses roues, de larges vitres pour voir le paysage et même un étage aménagé en salle de répétition. Ce magnifique véhicule à impériale serait royal pour le CGF et sa grande tournée qui allait débuter ce soir-même.

Les bagages avaient été limités à 32 kilogrammes par personne, partitions comprises, ce qui avait permis à chacun d’emporter tout ce dont il aurait besoin, ses livres préférés, ses peluches et ses habits du dimanche. Car, bien évidemment, la tenue de concert officielle ne pouvait manquer.

Le chauffeur installa tout cela dans les coffres immenses ainsi que le piano à queue, 26 caisses de « Lieu chéri », le barbecue, douze cubis de Côtes de la Touques et une bouteille de pastis, les ténors ayant promis de diluer au maximum.

Madame la Présidente, qui avait été chez le coiffeur l’après-midi même, prit sa liste et cocha les cases lorsque les choristes montèrent un à un dans le véhicule. Il ne manquait personne. Le chef, tel un capitaine de vaisseau républicain, monta le dernier et donna l’ordre au chauffeur d’appuyer sur le bouton. On entendit un pschiiiit et la porte se ferma… 

L’intérieur du car, aussi luxueux qu’un wagon de l’Orient Express, sentait la rose et offrait toutes les commodités. La largeur des fauteuils recouverts de velours damassé offrait une assise plus que confortable. Il y avait tant de place pour les jambes que l’on pouvait s’allonger sans risque de gêner le voisin de devant. Des petits salons accueillaient ceux qui voulaient jouer au cartes tandis que le bar, au milieu du car, offrait tisanes et vermouth, soit avec des petits biscuits au miel soit avec de longues tuiles salées au cheddar mexicain. Dans le fond, une salle proposait des films, des pièces de théâtre ou des opéras sur un écran en trois dimensions.



Bien évidemment, une salle de bain avec baignoire à jets pulsants, sauna, table de massage et tout ce qu’il fallait occupait le sous-sol du bolide.



Le chauffeur tourna la clef, le moteur vrombit dans une tonalité inconnue et l’engin s’ébranla dans la petite allée du chocolatier.

Note de B : le chauffeur doit être un as du volant.
Pas d'inquiétude pour la suite du voyage !
Arrivé sur le plateau, un garçon en grande tenue apporta à chacun des voyageurs un plateau repas. Sous la cloche en argent se tenait du saumon d’Australie avec blinis caviarisés de Tasmanie, une côte de bœuf des hauts de Lessard-et-le Chêne avec un gratin lexovien, un camembert hors d’âge et une teurgoule* cuite au feu de bois durant toute la nuit précédente dans un four alimenté avec toutes les versions restantes de la Messe des Pauvres**.

Une fois le repas terminé, le chef fit un discours et tout le monde s’endormit paisiblement dans les fauteuils transformés en vastes couchettes avec des draps de soie armoriés aux insignes de la Chorale des Joyeux Gazouillis ***. Le car continua sa route en silence.


Note de B : on voit bien 
que tout le monde ne 
range pas sa chambre
de la même façon...


E.P.

A suivre…




Notes de B :
* Tout le monde espère que la teurgoule a été préparée par François dont c'est la spécialité ( en plus de produire des sons très très bas )
** Allusion un peu perfide de la part du Chef- écrivain  à une prestation de la CGF dans l'ancien monde.
*** Joyeux ou farfelus ?  Probablement les deux. Mais CGF sonne mieux à l'oreille que CJG. 




Hé hé ! 😉

samedi 25 avril 2020

FEUILLETON 13 LA PIÈCE MONTÉE, L'ALAMBIC ET LA BRIOCHE



Résumé des épisodes précédents : la CGF a poursuivi son apprentissage du bidule de Mozart. Et le nouveau projet est sur le point d'être révélé. 


24/04/2020 15h32

Épisode 13 




L’autorisation de quitter les masques avait été donnée la veille par le chef du gouvernement. Le son en serait meilleur et la répétition plus agréable. Avec une distanciation sociale de 47 centimètres, la vie retrouvait presque le normal. Le sujet essentiel de la répétition du jour serait la fugue du "Kyrie". 

La fugue, c’est le nirvana du compositeur, l’exercice le plus délicat, celui qui, avec son maximum de contraintes, nécessite une technique sans faille. Mais, comme c’est le cas dans ce bijou de Mozart, jouée à la perfection comme elle le sera, quand, on ne le sait pas mais elle le sera, c’est une merveille d’élévation, une spirale enivrante. 
Une fugue commence toujours par un sujet, par les basses cette fois-ci, qui fait cinq mesures. Ce sujet comprend deux parties, d’esprits différents. D’abord quelque chose de hiératique, un "thème statue" dira plus tard Olivier Messiaen, puis une vocalise faite de croches et doubles-croches. Ce thème sera repris par les autres voix, tour à tour. En principe, puisque nous sommes en ré mineur, ré pour la première entrée (basses), la pour la seconde, ré la troisième et la la quatrième… C’est à dire la première note de la gamme puis la cinquième (appelée dominante – c’est la n° 2 dans l’organigramme de la gamme) puis la première, puis la cinquième. Et l’on s’aperçoit que le divin Mozart a dérogé puisqu’il fait commencer par un la alors que ça aurait dû commencer par un ré… Pourquoi ? Parce qu’à la page précédente il ne termine pas sur la première note de la gamme mais sur la cinquième, comme si la musique n’était pas terminée. Le dernier accord est en suspens, comme si la lumière devait rester allumée, "Et lux perpetua luceat eis"… On reste en tension et… Hop ! on enchaîne sur le "Kyrie"…

😣 😥 😪 😴 😓 😲

Bon, le chef sentit après ce dernier chapitre une petite odeur de roussi… C’étaient les esprits qui commençaient à fumer… Mais il continua, en essayant d’être le plus clair possible ce qui est toujours délicat tant la fugue est aussi un sujet technique. 

A ce « sujet », répond un contre-sujet, chanté en premier par les sopranos… Ensuite, on peut suivre le schéma de construction qui ressemble à cela (En théorie, le sujet des sopranos s’appelle Réponse, parce qu’il répond au sujet – Mais ne chipotons pas)



Cette partie s’appelle l’exposition, qui termine à la mesure 15…
On voit bien que chaque partie fait, comme une abeille à la ruche, son petit travail, un sujet (ou réponse) et un contre-sujet, parfaite symétrie… 
Il va y avoir, entre chaque élément principal, des divertissements qu’il sera bien de chanter moins fort, afin que l’auditeur perçoive la structure de la pièce… Car il faut faire comprendre la structure… Imaginez un pâtissier qui arrive avec une pièce montée où tous les choux sont à plat, sur un grand plateau… Les choux seraient aussi bons… Mais seriez-vous ravis et auriez-vous l’impression de manger une pièce montée ?… Non, car votre regard, qui pourtant ne goûte rien, savoure également… 

Ensuite, Mozart va jouer, sorte de mots croisés, non pas à remplir, mais à fabriquer… C’est un assemblage très alambiqué avec de nombreuses contraintes… Sujet et contre-sujet vont être les éléments d’un jeu assez complexe… 

Et à partir de la mesure 31, on va remarquer que les éléments vont s’emboîter en se rapprochant… Comme si pour le Canon "Frère Jacques", la seconde voix commençait à Ja et non  plus Frè… Il y a précipitation, on dit, en italien, une strette… 

Et arrivent en même temps, qui font un peu office de levure dans une brioche, ces petites altérations à partir de la mesure 34 pour les basses… Nous avons, au milieu de la kyrielle (hihihi !) de doubles-croches ré bémol, ré bécarre, mi bémol, mi bécarre, fa… Une petite montée chromatique qui va faire élever, tout simplement élever… Pareil ensuite à chaque partie… Une sorte de montée infinie qui arrive d’une part où vous savez et d’autre part au si bémol des sopranos, climax de la partition… (Climax avec l’accent écossais sur le I, c’est beaucoup plus joli)… 

Mesure 43, on ne trouve aucune trace des sujet et contre-sujet, c’est une sorte de mesure de passage… Vers un autre monde ? Vers une certitude qui va s’affirmer dans la dernière page, surtout avec les trois croches Chris-te-e puis les doubles croches, vigueur implacable où l’on retrouve les petites montées chromatiques et une blanche hyper-suspendue, mesure 50…

Un silence éternel… On n’en profite pas pour éternuer, même se gratter le nez… La tension est à son comble… On doit la garder… Et on libère toute la puissance accumulée dans la fugue par un adagio qui ne doit pas perdre un gramme d’énergie, tout en écoutant la timbale qui, inéluctable destin, clôt cette merveille… 

Juste après la répétition, le chef eut à peine le temps de s’excuser d’avoir été si hermétique et si long… Il s’écroula sur le piano et l’on put entendre un énorme ronflement, en ré mineur précisa Victorine qui maintenant avait tout compris du charme de cette tonalité… 

Agapanthe se pencha sur le chef et, délicatement, lui susurra à l’oreille… Euh… Le… Petit Projet… 

Le chef se réveilla et dit au chœur « le Projet c’est ça », tout en montrant du doigt la cour dans laquelle trônait toujours un bus magnifique…




Chacun suivit le doigt du chef, interloqué, ne comprenant pas…

Le CGF a acheté ce magnifique autobus et la semaine prochaine nous partons en tournée jusqu’au 11 mai, chanter le "Requiem", le "Canon du carton" et tout ce que nous savons chanter… Alors préparez vos valises, rendez-vous pour le départ à 20 h précises…




😁 😎 👍 👙 🌴 🍦 🍹 🏄‍♀️ 🌞
(Note de B : je memballe peut-être un peu)


E.P.

A suivre…

FEUILLETON 12 LA FUGUE DU BIDULE


Résumé des épisodes précédents : les GF ont répété le Canon du carton perdu. Un petit projet est en cours.


23/04/2020 19h29

Episode 12

Les  choristes  arrivèrent  à  la  répétition  et  purent  se  rendre  compte  que  la   vie reprenait ses droits… Dans la cour du Conservatoire à Rayonnement Hygiénique, les enfants couraient en tous sens et faisaient un raffut à casser tous les tympans… Mais c’était  une telle joie de les  voir revivre que personne n’aurait osé leur demander de se taire… Ils  tournaient autour de  l’autobus qui, sans doute,  les avait ramenés d’un concert à Caen...

La répétition se passa plutôt bien (Comme d’habitude, me direz-vous, cela ne se passe jamais mal)… Mais là, avec un petit plus, des instants de grâce, ceux après lesquels on court et que l’on espère le plus nombreux possibles…

C’est la fugue du "Kyrie" qui fut l’objet d’un travail minutieux, sujets, contre-sujets, réponses, strette, pédale, divertissements et toute cette mécanique technique qui, lorsque le chant se déroule, disparaît au profit de la beauté pure. Le chef promit qu’il passerait un instant à tout expliquer plus en détail, un de ces jours.

A la pause, Anatole posa une question, à propos d’un travail du chœur par voix vidéotique. Le chef fut clair, soutenu par des expertes qui affichèrent une certaine appréhension à manier les câbles, prises, écrans et autres bidules aux noms californiens dont on ne sait jamais à quoi ils servent. Il trouva l’idée excellente mais la difficulté de sa réalisation, pour qu’elle soit de bonne qualité, demandait de telles connaissances qu’il considéra que ce fut bien impossible…

Le travail repris, le "Kyrie" passa comme une lettre à la poste, enfin, ce qu’il en restait depuis les récents évènements qui l’avaient un peu malmenée, et compta que désormais le taux d’apprentissage de l’œuvre était arrivé à 72%. Nous étions donc sur le bon chemin. Si une pluie de météorites ne tombe pas sur la terre ou si la Manche n’envahit pas le Pays d’Auge, nous aurons quelques chances de le chanter bientôt, ce satané Requiem.


(Gardiner)

 Mais… Car il fallut bien arriver à la question qui brûlait toutes les lèvres. Le chef ne se défila pas, remercia la Trésorière Alphonsine et la Présidente aux oreilles de lynx de leur aide dans l’avancée du projet, et commença, avec une officialité non dénuée d’émotion.

Eh bien, dit-il, le projet, comme je vous l’ai dit à la dernière répétition, doit se voir. Et bien, regardez, vous le voyez autour de vous.

Les choristes, éberlués, regardèrent de tous les côtés, et ne virent rien. Il y avait bien les pianos, les percussions, l’autobus des enfants dans la cour, le tas de fiente de pigeons qui montait maintenant à quatre mètres cinquante, mais rien qui ne semblait correspondre à un projet concernant une chorale, surtout celle des Joyeux Gazouillis *.

Si, si, je vous assure, dit le chef, vous pouvez voir ce que sera notre prochain projet, celui qui va démarrer dans moins de quinze jours.

Mais, le bidule de Mozart ? Demanda Alberich d’un ton peu enjoué…

Ne vous inquiétez pas, avec ce projet, nous pourrons le travailler deux fois plus…

- Regardez, dit le chef… Notre projet, c’est…

Juste à ce moment, la sirène se mit à retentir et tout le monde fila à l’anglaise sans demander son reste…

E.P.

À suivre...


* Note de B : je pense que le Chef veut dire des Gazouillis Farfelus

vendredi 24 avril 2020

FEUILLETON 11 LE CARTON PERDU ET LE CANON VOLANT

Résumé des épisodes précédents : les Gazouilleurs Farfelus ont répété le "Lacrimosa" .


22/04/2020 18h43

Episode 11


Après la dernière répétition, le chef trouva nécessaire de faire plus joyeux, moins savant, quoique les compliments qu’il reçut de sa docte science le comblèrent d’aise. Aujourd’hui, le Canon du carton serait au programme, car, ne l’oublions pas, il est noté sur le manuscrit : « Pour trouver son secret, il suffit d’le chanter ». Et la Présidente aux cheveux de vent, à laquelle rien n’échappe, fit remarquer qu’il y avait écrit également « Faut chercher dans l’paquet ». Qui a emporté avec lui le carton ?
Ce fut la panique. Et si par négligence on avait omis un détail et par cette négligence rompu le charme. Heureusement, Gisemonde se rappela qu’elle avait embarqué la précieuse boite car elle avait projet de déménager, n’en pouvant plus d’être restée enfermée pendant tant de temps dans son placard à balais. C’est promis, elle le rapporterait la semaine prochaine, sûre qu’elle était de ne l’avoir point vidé. Ouf !

Pour étudier le Canon du Carton, le Chef expliqua qu’il avait procédé à une transcription sur papier un peu plus net. Heureusement qu’il avait obtenu un certificat de paléocalligraphistique appliquée au XVème siècle dans sa jeunesse. Son principal sujet d’étude fut une chanson d’anniversaire composée par Louis XI à son fils, le futur Charles VIII, dit l’Affable, en 1482. Il distribua une copie à chacun des choristes, ayant développé le canon en une partition chorale imprimée qui ressemblait, par sa précision, presqu’au bidule en ré mineur à couverture bleue *.

Le Chef rejoua une fois l’œuvre à une seule voix, mais le travail des choristes avait été si bien mené à la maison qu’à la première fois, aussi bellement qu’un hélicoptère au quatorze juillet sur les Champs-Elysées, le Canon du Carton s’envola dans les cieux de la beauté.

Chacun se perdit dans les admirables mélismes** et le chef recommanda de chanter plus lentement que sur les petits enregistrements que chacun fit de cette nouvelle pièce, et dont on peut entendre ici même la vérité sonore en appuyant sur le petit bouton en forme de haut-parleur***, tout en suivant sur la partition de la page d’après :

La troupe fut si joyeuse après cette exécution pacifique qu’elle faillit en oublier de demander des nouvelles du petit projet. Mais le chef ne se déroba pas et, avec l’aide de la trésorière Alphonsine et de la Présidente aux yeux de feu, il commença à exposer son plan.

- Chers Amis, notre nouveau projet saura nous mener là où ne ne fûmes pas encore. Il sera à la hauteur de notre talent et nous permettra d’instruire les foules de la plus belle des manières, d’une part en chantant, d’autre part en nous retrouvant de la plus agréable des façons...

Je remercie notre Présidente à la voix de sirène d’avoir obtenu toutes les autorisations nécessaires, auprès de la Communauté d’Agglos, Briques et Parpaings et bien ailleurs, et à notre chère Alphonsine d’avoir passé des nuits entières à refaire les comptes car il s’agit d’un projet qui coûte.

Et, avouons-le, qui ne rapportera pas grand-chose, si ce n’est la gloire de la CGF, ce qui n’a pas de prix.

Prosper, le délégué syndical retira son masque, car la lutte ne peut être anonyme, et demanda d’une voix ferme si les cotisations annuelles pâtiraient de ce projet. Alphonsine répondit qu’il n’en serait rien et que, même, elle pourrait peut-être baisser d’un ou deux centimes. Prosper fut rassuré et informa sa base des résultats de la négociation. Le chef remercia les choristes de leur attention et leur promit qu’à la prochaine répétition le nouveau projet serait là, sous leurs yeux. Un tel projet, précisa t’il, ne se raconte pas, il se vit. La répétition se termina sous les applaudissements, Philomène ferma la porte à double tour et chacun s’en fut dans la nuit rejoindre son oreiller… 


E.P.

A suivre…

Notes de B : * voir épisode 10

                      ** mélismes : répartition d'une durée musicale longue en un groupe de                                     notes de valeur brève.  ( Larousse ) 🤔 Ça clarifie. 

                      *** La technique ayant encore quelques secrets pour moi, je n'ai pas réussi                                à rendre actif le petit haut parleur et je vous prie de m'en excuser.📢

jeudi 23 avril 2020

FEUILLETON 10 LES LARMES ET LE PARDON


Résumé des épisodes précédents : durant la troisième répétition les choristes ont commencé à déchiffrer le Canon et le Chef a annoncé un " petit projet ".



 21/04/2020 19h40


 Episode 10


Après les vocalises d’usage, le chef préféra commencer par le Requiem… Il est comme ça le chef, lunatique, personne, encore moins lui-même, ne saurait dire pourquoi cet ordre… Il en a sans doute une petite idée, parce qu’il est chef, mais il aurait été hors de question qu’il puisse avouer… Il n’est pas n’importe quel chef, il est chef de la Chorale des Joyeux Gazouillis, et cela impose une certaine intuition… Et l’intuition ne s’explique pas… 
Le Lacrimosa est en ré mineur, tonalité essentielle de ce Requiem, exactement au centre de l’œuvre, comme si, eau de vie du vivant, se concentrait en gouttes salées toute la douleur du monde… Mais pas de colère, pas de résignation, une carrure droite, altière, une dignité sans faille… D’abord deux mesures d’orchestre qui sont en soi un petit prélude... Une phrase hachée, rythmée par des sanglots simples et douloureux, réguliers, qui rythmeront toute la pièce… La goutte se forme et tombe… En deux temps plus un pour sa naissance… Deux mesures en un tout, ré mineur qui se sauve en élévation sur les quatre premiers temps, puis redescend jusqu’au même ré mineur, à la fois pesant et sans poids, de l’entrée du chœur… 
Pas de sanglots, mais une difficile mélodie qui doit filer, regard limpide sur l’inéluctable… Deux mesures aussi, puis deux autres, perles sans crescendo, impassibles, retenues, surtout sans presser, avant deux autres mesures où l’affliction se pose et se transforme en culpabilité… L’homme sera jugé, le « us », bref, sera sa sentence, nette… Puis reviennent les larmes, avec cette incroyable structure menée par les basses qui, écartelées, poussent jusqu’à l’épine de la mesure onze, fortissimo… Tierce, quarte, quinte, sixte, octave… Il faut entendre cette désunion de l’unisson puis ensuite la montée chromatique par sauts d’octaves… Mozart insiste sur la culpabilité… 
Puis, soudainement, mesure quinze, le pardon, tout en retenue, miséricorde implorée, l’Homme supplie… Il se tait, attend, l’orchestre continue seul… Enfin, avec une conviction sans retenue, le chœur demande, exige presque, le repos… Amen… Sans faiblir, car Mozart ne le veut pas… 

Il faut bien l’avouer, après pareille répétition, le chœur est épuisé… Il n’a même pas eu le droit à sa pause… Il ne s’en plaindra pas mais il est bien heureux d’aller se coucher… A la semaine prochaine !  
« Et le nouveau petit projet ? » osa demander un choriste… 
Le chef bredouilla qu’il y avait encore quelques détails à résoudre avec la trésorière Alphonsine mais que c’était en bonne voie… Il y aurait des nouvelles très bientôt…


E.P.
 A suivre…